En direct de Tokyo ...

par Karyn Nishimura-Poupée, correspondante AFP Japon, avec le mangaka japonais J.P.NISHI

Quand l'Empereur du Japon parle de "disques durs" et de "têtes magnétiques"...

... on comprend la valeur accordée aux sciences et techniques au pays du Soleil-Levant

Publié par K. Poupée le Vendredi 20 Avril 2007, 00:32 dans la rubrique Technologies - Lu 7671 fois - Version imprimable



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Prononcés dans un discours des plus officiels de l'Empereur Akihito du Japon, les termes "ordinateur personnel", "disque dur de très petite taille", "têtes magnétiques", "large résistance" et "appareils électro-ménagers" prennent soudain une résonnance toute particulière.

La science et les technologies de pointe honorées par l'actuel occupant du trône du Chrysanthème, héritier d'une des plus anciennes dynasties du monde, quel meilleur hommage espérer?




Cela avait lieu jeudi 19 avril après-midi à Tokyo, lors d'une grandiose cérémonie à laquelle l'auteur de ces lignes a eu la chance, en tant que journaliste, d'assister.

Cet exceptionnel emprunt au dictionnaire des sciences et techniques dans une allocution impériale ne doit rien au hasard. Il est en partie dû aux exploits d'un ... Français.

Fin du suspense.


L'Empereur du Japon saluait en effet par ces mots inhabituels dans sa bouche les travaux des physiciens hexagonal Albert Fert et allemand Peter Grünberg, lauréats du Japan Prize 2007, une des plus prestigieuses distinctions scientifiques du monde, équivalent nippon du Prix Nobel.


Ces derniers ont été récompensés, par le gratin des chercheurs nippons de la Fondation des Sciences et Techniques japonaise, d'une coquette somme de 50 millions de yens (350.000 euros) pour leurs décennies de labeur, dans la catégorie des "réalisations innovantes issues de la recherche fondamentale".


MM Fert et Grünberg ont en effet séparément mis en lumière le phénomène de la "magnétorésistance géante" (GMR), lequel a trouvé de nombreuses applications en électronique (disques durs et mémoires notamment).
Albert Fert est aussi à l'origine d'une nouvelle discipline des nanotechnologies, "la spintronique" qui exploite une caractéristique de l'électron (son spin) et promet des progrès fulgurants dans de nombreux domaines (mémoires flash, télécommunications...).


"MM Fert et Grünberg ont démontré que la résistance d'un conducteur variait considérablement quand il est constitué d'une succession de couches extrêmement fines de différents matériaux magnétiques", a expliqué sans sourciller le "Tenno" (Empereur) sous le regard ému des lauréats et de leurs épouses, des présidents du Sénat et de la Chambre des députés et de membres du gouvernement.


"Les sciences et techniques offrent une inestimable contribution à l'humanité et à la société. C'est pourquoi je pense qu'il est très important pour nous tous de faire tous les efforts pour que la science et les technologies continuent de se développer à travers des coopérations, au-delà des frontières nationales, et profitent à toutes les populations", a-t-il poursuivi.



"Je voudrais exprimer mon profond respect envers leurs exceptionnelles réalisations", a-t-il ajouté, saluant aussi le troisième scientifique primé, le naturaliste britannique Peter Shaw Ashton, un ardent défenseur de la bio-diversité (diversité des gènes), maniant à merveille l'ironie pour mieux faire passer ses messages qui ressemblent à autant de S.O.S pour la nature et la vie.


M. Ashton a été distingué dans la catégorie "Sciences et technologies pour une coexistence harmonieuse" pour ses années de travaux sur la conservation des forêts tropicales et l'analyse des évolutions des espèces végétales.


Visiblement impressionnés et tendus, on le serait à moins, les trois savants ont tour à tour reçu leur trophée des mains des présidents des comités de sélection de la Fondation, avant de prononcer un court "discours d'acceptation" du prix.

"C'est toujours impressionnant et gratifiant de voir que quelques unes de mes idées initiales se sont transformées en objets utiles pour de nombreuses personnes dans beaucoup de pays", a déclaré, ému, le professeur Fert.

Ce dernier, qui oeuvre au sein de l'unité mixte CNRS/Thalès en France, est un chantre des diplômes de "docteur", de la mobilité scientifique et du dialogue entre chercheurs d'institutions publiques et ingénieurs d'entreprises privées.

Plus qu'au nombre des prix et publications dans les revues scientifiques, la valeur de la recherche fondamentale se mesure selon lui à l'aune des applications qu'elle permet, au service de l'homme et des valeurs humaines.

"Je suis fier d'être partie prenante aux fructueux échanges entre la France et l'Allemagne, deux pays fortement engagés dans la construction de l'Europe, une Europe de paix et de progrès", a-t-il ajouté.

Son confrère Grünberg a quant à lui passé la brosse à reluire (méritée) à ses hôtes, soulignant à juste titre l'importance accordée par les Japonais (gouvernement, entreprises, population) aux sciences et techniques.
"Je suis particulièrement heureux et fier, car Albert Fert et moi recevons ce prix dans un pays qui, en moins d'un siècle, s'est hissé au rang des nations les plus avancées du monde dans le domaine des sciences et technologies", a-t-il dit.

Quant à l'impayable M. Ashton, il s'est naturellement posé en défenseur de la nature face aux techniques artificielles.
"Je félicite le comité de sélection pour avoir reconnu à travers son choix l'importance des sciences naturelles, dans une ère de technologies, et avoir souligné ainsi leur rôle dans la préservation de la nature dont dépend toute vie", a-t-il déclaré.


Après cet impressionnant gala ultra-protocolaire, chronométré à la seconde, la scène de l'enceinte du Théâtre National du Japon, où se jouent généralement les formes traditionnelles du théâtre nippon (Kabuki et Bunraku), s'est couverte d'un orchestre symphonique d'étudiants japonais.


Ces derniers ont interprété pour les lauréats, l'Empereur, l'Impératrice et les invités spéciaux, les morceaux choisis par Peter Grünberg (extrait de l'opéra Xerxes de Händel), Albert Fert (extrait du Concerto pour violoncelle Opus 33 de Saint-Saëns) et Peter Ashton (extrait de la symphonie n°9 de Dvorak)

.

Un pause musicale bienvenue pour les trois savants et leurs épouses.


Arrivés à Tokyo dimanche 15 avril, ils parcourent depuis la capitale de réceptions en banquets donnés en leur honneur, escortés par une myriade d'éminents scientifiques nippons et les membres de la Fondation du Japon qui ne les lâchent pas d'une semelle.

Ils ont même été reçus mercredi 18 avril au matin par le Premier ministre japonais Shinzo Abe.


Que l'Empereur et le chef de l'Etat consacrent une partie de leur emploi du temps débordant pour féliciter des scientifiques étrangers oeuvrant dans des disciplines ultra-complexes, prouve s'il en était encore besoin, qu'au Japon, la science, même la plus sibylline, est une cause nationale.

Cette attention accordée à la recherche et à l'innovation, particulièrement appréciable, date de plusieurs décennies déjà. Et c'est bien une des raisons pour lesquelles le Japon fait la course en tête dans le domaine des sciences et techniques, consacrant largement plus de 3% de son produit intérieur brut (PIB) à la R&D. La France et l'Europe en sont loin, à l'exception peut-être des pays scandinaves.
"Je viens assez souvent au Japon et je ne peux qu'être jaloux des équipements que peuvent se payer mes collègues japonais pour financer sans tarder un axe de recherche émergent." Dixit Albert Fert.

Félicitations messieurs, en espérant que vos concitoyens européens sauront aussi bien reconnaître que les élites du pays du Soleil-Levant la valeur de vos travaux.



NB:

Des extraits audio de la cérémonie, et notamment l'allocution en japonais de l'Empereur Akihito, ainsi que quelques phrases d'Albert Fert, Peter Grünberg et Peter Ashton seront prochainement mis en ligne, mixés avec l'enregistrement sonore de cette chronique.
Quelques jours de patience, le temps de réaliser ce "podcast"


Une présentation audio des travaux d'Albert Fert par lui-même (en anglais) sera également prochainement disponible sur ce blog pour ceux qui voudraient en savoir plus sur la mystérieuse "spintronique", une discipline qui utilise une caractéristique de l'électron appelée spin.

En guise d'appéritif, lisez ces quelques mots qu'Albert Fert a récemment confiés à l'auteur de ce blog, lors d'un précédent passage à Tokyo, en février 2007:


"Ce qui est extraordinaire avec la spintronique aujourd'hui, c'est l'extension de son champ d'application. Un problème fréquent pour moi est le choix entre plusieurs nouveaux axes de recherche qui me semblent tous également prometteurs",.


"L'évolution actuelle de la spintronique ouvre de nouveaux champs de recherches avec des problématiques nouvelles qui concernent aussi bien l'électronique que le magnétisme ou la dynamique non-linéaire"


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Commentaires

La recherche scientifique au Japon

Etant actuellement en stage post-doctoral au Japon, je ne peux que confirmer la difference de moyens, a mon niveau non representatif, que j'ai pu observer.

Cela permet de liberer les esprits d'un etau trop serre en France et c'est une contrainte importante de moins. Grace a cela, on peut envisager plus librement ses recherches.

Mais tout ceci est bien subjectif et biaise car je ne possede pas toutes les informations. Je voulais simplement faire part de mes impressions.

sseb22 - 20.04.07 à 10:46 - # - Répondre -

Lien croisé

Actualité > Le Nobel de physique à un Français pour la magnétorésistance géante : "Les deux hommes ont des relations très amicales depuis le temps où ils se sont mis d’accord pour partager le crédit de leur découverte en 1988. Déjà en 2007 ils avaient reçu conjointement le Japan Prize, lequel, pour Albert Fert, s’ajoutait à une médaille d’or du CNRS en 2003 et au prix Wolf 2007, l’équivalent du Prix Nobel en Israël."

anonyme - 10.10.07 à 00:42 - # - Répondre -

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