Le sort méconnu de Japonais en Nouvelle-Calédonie
Travailleurs de mines arrêtés par la France et déportés en Australie
(article écrit pour l'Agence France-Presse - AFP- le 4 septembre 2013)
par Karyn POUPEE
Chevelure fournie blanche ondulée, yeux fixant un point au loin, la nonagénaire Marcelle raconte. Elle est une des 13 enfants de Zenjiro Uichi, un Japonais émigré il y a plus d'un siècle en Nouvelle-Calédonie comme travailleur dans les mines de nickel et interné en 1942 en Australie sur ordre des autorités françaises.
"Mon père n'était plus là. C'est donc moi qui ai dû aider ma mère à accoucher de mes deux derniers frère et soeur jumeaux", se souvient Marcelle lors d'une rencontre près de Poindimié, dans la Province Nord de ce territoire français du Pacifique.
Son père était originaire d'Okinawa. Il avait débarqué en 1910 en Nouvelle-Calédonie avec plus de 500 compatriotes, de la même région méridionale nippone mais aussi d'autres provinces, après avoir parcouru 8.000 kilomètres en bateau.
L'arrivée de Japonais correspondait à une nouvelle campagne de recrutement de travailleurs nippons après celles de 1892 et 1900.
"Quand les premiers Okinawaïens sont arrivés en 1905 comme ouvriers, on leur a donné une pelle et une pioche et on leur a dit, il faut couper la montagne. Ils se sont dit, +on n'est pas venus pour cela+. Ils avaient en tête l'image des travailleurs envoyés à Hawaï rentrés avec de l'argent après avoir exploité la canne à sucre. Mais là, c'était la mine", raconte Marie-José Michel, consul honoraire du Japon à Nouméa.
Une partie de ces Okinawaïens a déchanté et fui dans la brousse. "Ils se sont convertis en pêcheurs, agriculteurs et se sont installés sur toute la côte", ajoute Mme Michel, une descendante de troisième génération.
"Mes deux grands-pères étaient japonais et ma grand-mère maternelle ne cessait d'y faire allusion. Elle admirait le côté très serviable, travailleur, généreux des Japonais", confie-t-elle.
Le père de Marcelle, lui, a fait tous les métiers: coiffeur, maçon, menuisier, soudeur, pêcheur, commerçant, restaurateur, charpentier de marine.
Outre les quelque 800 immigrants d'Okinawa, la Nouvelle-Calédonie a accueilli entre 1892 et 1919 plus de 4.500 travailleurs nippons de Fukushima, Hiroshima, Kumamoto et d'autres provinces.
Mais à partir de 1914, ces Japonais ne pouvaient plus rentrer au pays: c'était la Première guerre mondiale, le franc (qui avait aussi cours en Nouvelle-Calédonie) était dévalué et il était honteux pour ces mineurs de rentrer sans argent. Ils se sont alors installés avec des femmes locales.
Las, 7 décembre 1941: les avions japonais attaquent la base américaine de Pearl Harbor, précipitant l'entrée des Etats-Unis dans la Deuxième guerre mondiale. La vie tranquille des Japonais de Nouvelle-Calédonie vire au cauchemar. Considérés comme des ennemis des alliés, les ressortissants du Japon sont arrêtés sur ordre du gouverneur Henri Sautot rallié à la France Libre. Les hommes et les rares familles entièrement nippones sont envoyés dans des camps australiens.
"Le trajet en bateau durait trois jours durant lesquels les détenus étaient fort maltraités par les soldats français", affirme l'historienne Yuriko Nagata qui précise: "mis à fond de cale dans l'obscurité totale, ils étaient contraints de dormir sur un sol de métal, n'étaient autorisés à monter sur le pont qu'une fois en tout, pendant 30 minutes".
Les femmes d'autres origines et enfants métis ont été laissés libres en Nouvelle-Calédonie, mais tous les biens japonais ont été séquestrés. L'attitude vis-à-vis des personnes d'origine nippone a changé du tout au tout. "Des parents d'élèves demandaient à l'instituteur que leur enfant ne soit plus assis à côté d'un descendant de Japonais, la boucherie ne servait plus les Japonais, etc.", raconte Mme Michel.
Malgré cette rupture et ces vexations, il a fallu se couler dans le moule calédonien et parfois changer de nom. "Quand mon père est allé à 14 ans demander du travail à un chef mécanicien, on lui a dit, +Takamoune, je pourrais te trouver un emploi, mais t'es d'origine japonaise alors faut que tu changes de nom, que tu prennes celui de ta mère+. Donc mon père s'appelle M. Takamoune dit René Chabaud! C'était un cas parmi tant d'autres", explique la consul.
Les Japonais de 2e génération ont grandi ainsi, tête baissée et sans mot dire, tout en ayant un profond sentiment d'origine japonaise. Puis ils ont compris, et leurs descendants encore davantage, qu'ils n'étaient pas coupables mais héritiers de cette histoire et qu'il fallait la transmettre pour avancer. "Nous avons vu nos parents souffrir. Nous avons pris cette souffrance et avons tenté de l'apaiser en recouvrant nos origines", justifie Mme Michel.
Pourtant, ces descendants de Japonais n'ont aucune connaissance de la langue nippone et ne savent pas grand chose de la vie de leurs ancêtres avant leur venue en Nouvelle-Calédonie. Quant aux proches de ces émigrés restés au Japon, ils ignoraient presque tout des pérégrinations de leur parent.
La Néo-Calédonienne Oto raconte ainsi comment son frère Félix a rencontré pour la première fois, au soir de sa vie, leur demi-soeur japonaise, née trois ans avant le départ de leur père commun pour les contrées françaises du Pacifique. "Je n'ai jamais su que mon père était mort noyé en Nouvelle-Calédonie. En 1928, il m'avait écrit +je suis là pour travailler, et l'argent que je vais rapporter, ce sera pour payer ton mariage+", a raconté cette demi-soeur nippone, restée sans nouvelle pendant trois quarts de siècle.
Marcelle eut plus de chance. Après avoir été interné en Australie et rapatrié de force au Japon à l'issue de la guerre, son père Zenjiro revint en Nouvelle-Calédonie en 1954. Il rouvrit l'hôtel-restaurant qu'il gérait autrefois, se convertit au catholicisme et décéda en 1980 à 91 ans, avant d'être décoré à titre posthume de l'Ordre du Trésor sacré par l'Empereur japonais.
Aujourd'hui, on dénombre entre 8.000 et 10.000 descendants de Japonais en Nouvelle-Calédonie, une communauté qui s'étend sur six générations.
"Les descendants des 5e et 6e générations savent qu'ils ont des antécédents japonais, et quand ils achètent un appareil électronique, ils choisissent une marque japonaise. Et puis les mangas nous aident", souligne Mme Michel, "car ils encouragent les enfants à apprendre le japonais. Ils sont intéressés par la culture nippone et ont très envie d'aller au Japon".