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par Karyn Nishimura-Poupée, correspondante AFP Japon, avec le mangaka japonais J.P.NISHI

Pourquoi au Japon on ne rit pas des effets de Fukushima

Publié par K. Poupée le Lundi 16 Septembre 2013, 13:23 dans la rubrique International - Lu 4579 fois - Version imprimable

(AFP 13 septembre 2013 - Karyn Poupée)

Insultes d'internautes, stupeur de la presse, protestation du gouvernement: des Japonais ont été outrés par des dessins parus dans Le Canard Enchaîné sur les effets de l'accident atomique de Fukushima, un motif de discrimination sur lequel beaucoup ne plaisantent pas.

"A mort ! C'est de la merde !", "c'est de la discrimination, du graffiti du plus bas niveau humain qu'il soit", "la France, un pays détestable de dernier rang", "si c'est le mode d'expression habituel en France, c'est déplorable": les phrases haineuses ont fusé sur internet lorsque des Nippons ont découvert dans leurs journaux deux caricatures publiées cette semaine dans Le Canard Enchaîné.

"Les Japonais ne comprennent pas la liberté d'expression. Ici, les propos injurieux sont possibles, pas la satire à l'occidentale", tranche un Japonais francophile, Ken Itagaki de Nagasaki.

"Encore les médias français!", a pour sa part titré le journal populaire de centre gauche Mainichi Shimbun au-dessus des deux caricatures incriminées, faisant référence à un incident du même acabit survenu il y a un an lorsque l'animateur de télévision Laurent Ruquier avait parlé de "l'effet Fukushima" en montrant un photo-montage du gardien de but de l'équipe japonaise de football, Eiji Kawashima, avec quatre bras.

Cette fois, le dessin qui a le plus indigné est signé Cabu. Accompagnant un article très factuel sur les problèmes d'eau radioactive à la centrale ravagée, il montre deux lutteurs émaciés coiffés d'un chignon, dont un avec trois jambes et l'autre trois bras, et un commentateur sportif disant: "Marvellous, grâce à Fukushima, le sumo est devenu discipline olympique".

"Ce genre de caricatures blesse les sinistrés de la catastrophe du 11 mars 2011 et véhicule des informations fausses sur le problème de l'eau radioactive à la centrale Fukushima Daiichi. C'est extrêmement regrettable", a réagi le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga, lors d'un point de presse, avant d'ordonner à l'Ambassade du Japon à Paris protester officiellement auprès du Canard.

"Au Japon, cette image est prise pour de la discrimination à l'égard des personnes qui ont subi les radiations et qui sont sur le dessin présentées comme étant différentes des autres, avec trois bras ou trois jambes", explique un dessinateur nippon de manga. "Or, il faut savoir que des gens de Fukushima subissent déjà une forme de ségrégation au Japon."

"Si, au lieu de sumotori déformés, il s'était agi d'un dessin caricaturant le Premier ministre ou le porte-parole du gouvernement, cela n'aurait posé aucun problème", ajoute-t-il.

Qui plus est, le sujet des effets de la radioactité est d'autant plus sensible qu'il touche aussi les victimes des bombes atomiques américaines larguées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945.

Sans compter que "la plupart des Japonais ignorent quel type de publication est Le Canard Enchaîné", souligne Kazuya Onaka, professeur des études françaises et européennes à l'Université Hosei.

"Il n'y a pas dans le paysage médiatique japonais ce type de journal qui accorde une place aussi importante à la caricature", justifie-t-il.

"Le problème, c'est que les journaux nippons n'ont pas traduit l'article et se sont contentés de publier le dessin sans les éléments de contexte indispensables à sa compréhension, tandis que le gouvernement essaie d'effacer tout ce qui est négatif au sujet de Fukushima ou des JO. Du coup, il a surréagi."

L'hedomadaire français, lui, "assume ces dessins sans le moindre état d'âme", selon une déclaration à l'AFP de Louis-Marie Horeau, son rédacteur en chef.

"En France, on peut traiter une tragédie par l'humour, apparemment, ce n'est pas le cas au Japon", a-t-il déploré.

Et de renvoyer la responsabilité aux autorités nippones: "s'il y a matière à s'indigner, c'est de la manière dont a été gérée la crise par le gouvernement japonais".

"La France et le Japon doivent comprendre mutuellement le fossé culturel qui les sépare", conclu un anonyme sur son blog.

Voir aussi à ce sujet  le manga de J.P. NISHI: http://tokyo.viabloga.com/news/l-affaire-des-dessins-de-fukushima-par-cabu-dans-le-canard-enchaine


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